FAHRENHEIT / 
VERSUCHE AUS DER LITERATUR UND MORAL

Encre sur bois calciné et mobilier métalique
2018-2019


 

   La plus imposante, intitulée Fahrenheit est composée de rayonnages métalliques sur lesquels prennent place des volumes noirs, évoquant des livres prêts à être consultés. Nulle page ne peut cependant être tournée dans ce qui s’avère une réunion de simulacres de livres calcinés, distribués sur des dizaines de mètres linéaires.

   En alignant des ouvrages définitivement inaccessibles, l’installation propose une traduction visuelle des pertes de connaissances dues aux destructions incendiaires, volontaires ou non, de lieux de savoir. Elle rappelle les amputations successives qui ont jalonné l’histoire artistique, scientifique, politique et littéraire, de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie à celui de la bibliothèque Anna Amalia de Weimar ou de l’infortunée École des beaux-arts de Glasgow, en passant par les autodafés ordonnées par Qin Shi Huang, le cardinal Cisneros ou Diego de Landa, sans omettre les plus récents saccages de Tombouctou, Tripoli ou Mossoul.

    Au-delà de la catastrophe de la destruction elle-même, la pièce met en avant le travail complexe mené par les conservateurs, restaurateurs et autres acteurs de la protection du patrimoine, à l’origine des tentatives de reconstitution qui suivent généralement l’incendie. Elle évoque également le labeur des érudits engagés dans les conflits – comme Abdel Kader Haïdara, qui œuvra au sauvetage de près de 400 000 manuscrits face aux djihadistes d’Al-Qaida au Maghreb Islamique, ou Alfred Kantorowicz, écrivain exilé qui s’attela, parmi d’autres, à constituer la Bibliothèque allemande de la Liberté, une institution fondée à Paris dès les années 1930 qui visait à regrouper des exemplaires des milliers de livres condamnés au bûcher par le régime nazi. Cette dernière référence, avec la calcination, renoue avec les préoccupations qui furent à l’origine de La Loi Normale des Erreurs : Vernichtet (2015) dans laquelle était rappelée la destruction d’œuvres d’art  par les forces d’occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale – et en particulier le bûcher qui aurait réduit en cendres plus d’un demi millier de peintures et dessins dans les jardins des Tuileries, à Paris. Comme les œuvres de cette série, qui évoquaient les tableaux à l’aide d’un format noir enserré dans un cadre calciné, les livres de Fahrenheit : Sauver, Maintenir, Soutenir sont obtenus, non pas à partir de véritables livres brûlés, mais de tronçons de bois longuement travaillés. Les substituts sont ainsi minutieusement préparés avant d’être soumis aux flammes, dans un processus de recréation qui confère une valeur commémorative particulière à l’œuvre finale et tend à transformer l’installation en mémorial, appelant à la vigilance et au souvenir.
   En face de Fahrenheit prend place Corps 1 : Index Librorum Prohibitorum. Ce multiple, imprimé en douze exemplaires, résulte d’une réactivation d’un processus de réduction typographique visant à contenir dans un format restreint l’entièreté d’une œuvre littéraire qui a déjà donné lieu, entre autres, à Corps 1 : La Princesse de Clèves (2009) et Corps 1 : La Recherche (2011) – des œuvres dans lesquelles des monuments de la littérature française étaient présentés sur une seule page, à la limite de la lisibilité. Dans Corps 1 ILP, les mots ont cependant peu à voir avec ceux de Marcel Proust ou de Madame de La Fayette : la réduction concerne en effet l’ultime édition de l’Index librorum prohibitorum, le célèbre catalogue des « livres pernicieux » de l’Église catholique romaine, crée en 1559 à la demande de l’Inquisition et régulièrement mis à jour jusqu’en 1948, avant son abolition en 1966. Sur la même page sont ains regroupés les milliers d’ouvrages censurés, à la date de 1948, par le Vatican, constituant le registre d’une bibliothèque condamnée par la morale religieuse. Parmi les livres présents dans la liste figurent, outre ceux rédigés par les principaux philosophes, scientifiques et écrivains occidentaux – de Giordano Bruno à Victor Hugo et Charles Baudelaire en passant par Emmanuel Kant, Jean de La Fontaine, Denis Diderot, Baruch Spinoza, Jonathan Swift, André Gide et Alberto Moravia – un grand nombre d’adaptations, d’études ou de traductions de la Bible, reflet des intérêts spécifiques de l’Église, particulièrement soucieuse de lutter contre les déviances de ses ouailles.  

    Versuche aus der Literatur und Moral met ainsi en lumière deux types d’entraves – contingentes et règlementaires – dans le rapport aux textes, au partage et au savoir, soulignant la précarité de leur survie et la probabilité, sans cesse plus forte au fil des ans, de la catastrophe, de la destruction et de l’oubli. Si l’ouverture et la fermeture engendrent chacune des risques et des bénéfices en terme de conservation, l’exposition tend surtout à rappeler l’importance des reconstitutions et de l’entretien de la mémoire – et notamment du souvenir des pertes, qu’elles soient dues à des flammes accidentelles ou longuement pensées et entretenues. À travers le dialogue entre ces deux pièces récentes, Raphaël Denis interroge finalement le rapport aux dogmes, à la guerre et au patrimoine de la société occidentale, qui oriente depuis plusieurs années sa réflexion plastique.



Juillet  2019




Raphaël Denis
2014-2025 
special thanks to Martin Gautron
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