la renommée des artistes et la valeur estimée des pièces. Il se plaignit en chemin des court-circuitages d’autres marchands, attirés par le vivier d’œuvres d’avant-garde disponibles à bon prix, et pesta contre la méfiance suscitée par cette vente à l’éthique douteuse. En quelques heures, en présence de centaines d’acheteurs ou intermédiaires représentant un certain nombre de collections publiques ou privées d’Europe et des États-Unis, une grande partie des lots fut adjugée. La vente, qui généra un profit bien moindre qu’escompté, provoqua la dispersion des tableaux et sculptures dans divers musées – ils s’y trouvent encore aujourd’hui. Leurs trajectoires varient. Si le Kunstmuseum de Bâle et le musée des Beaux-arts de Liège figurèrent parmi les principaux acquéreurs, d’autres lots connurent un destin transatlantique : clou de la vente, l’Autoportrait de Van Gogh, prélevé des collections munichoises en 1938, fut adjugé pour 175.000 francs et termina sa course au Fogg Art Museum de Cambridge. Certains objets furent en mesure, à l’issue de tribulations diverses, de retrouver leur institution de conservation initiale (ainsi le lot n°4, Des moines lisant du sculpteur Ernst Barlach, regagna la Galerie nationale de Berlin après un transit de presque trente ans). Certains lots demeurent, à ce jour, impossibles à localiser. Si ces objets partagent une provenance problématique, ils peuvent et doivent également être considérés comme les rescapés d’une potentielle destruction. L’ambivalence de leur parcours incite à évaluer au cas par cas et avec finesse les intentions sous-jacentes de leurs acquéreurs.
Au-delà de son rapport littéral à un chapitre sombre de l’histoire européenne, le noir des contenants fabriqués par Raphaël Denis est aussi celui d’un violent caviardage, destiné à anéantir une esthétique jugée impropre à l’existence par l’idéologie totalitaire. L’opacité de la caisse, l’inaccessibilité à l’œil de l’objet qu’elle renferme, tout comme les soubresauts migratoires dont elle porte les indices matériels, n’en sont qu’accentués. Qu’est-ce qu’une caisse ? Peut-être, d’une certaine manière, l’expression objectifiée d’une fragilité, et donc, d’une valeur à privilégier, digne de préservation. Dans La Loi normale des erreurs : d’un musée l’autre, l’étui est dépouillé de la chose qu’il épouse, celle-là même qui lui offrait sa raison d’être. L’œuvre, avec la nécessaire documentation qui la constitue, traite en réalité de fantômes. Elle réaffirme toute la vulnérabilité de la culture, en faisant d’un instrument voué à la protection et à la sauvegarde l’outil physique d’indexation d’une absence. Le projet de Raphaël Denis déploie toute son envergure si l’on imagine toutes ces caisses, recréées par l’artiste à l’échelle et minutieusement marquées au pochoir, redistribuées au sein des musées allemands expropriés. Le geste, qui ne peut s’apparenter à une démarche compensatoire, se situe au-delà d’un simple discours moral. Il s’agit de la réponse d’un créateur aux agressions perverses d’un temps passé ; d’une incitation à réfléchir à la vie symbolique et matérielle des choses, au moins autant qu’aux systèmes qui les manipulent. Quelque chose noir, au profit d’une essentielle transparence.
Victor Claass
Coordinateur scientifique à l’Institut national
d’histoire de l’art
2022