Vitae
LA LOI NORMALE DES ERREURS
& ANNEXES
2015- 2022
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TEXTES :
Victor Claass, Didier Schulmann, Nicolas Valains
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ÉDITIONS SATOR
ISBN : 979-10-93-551-08-1
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TRADUCTION :
Hélène Lesbros et Matthew Ellison
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DESIGN :
Paper! Tiger! (Aurélien Farina)
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Achevé d’imprimer en octobre 2022 sur Arena Bulk 100 g,
sur les presses de Nexe Impression (Barcelone).
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800 ex.
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420 pages
2824 images
VASES COMMUNICANTS
Alors que, pour comprendre quelque chose à ces circonstances complexes, il faut avoir lu des dizaines de livres de plusieurs centaines de pages chacun, écrits dans toutes les langues européennes par une poignée de témoins, d’anciens combattants et de résistants, suivis par toute une cohorte d’historiens, d’enquêteurs et de chercheurs qui ont consacré des années à des dépouillements dans des fonds d’archives et des bibliothèques de notre continent et d’Amérique du nord, à retourner des peintures pour en examiner les châssis dans des réserves de musées et des stocks de marchands ; de quoi sont issues des publications truffées de documents et de notes de bas de pages mais qui, pourtant, ne parviennent chacune à exposer, faire le récit et expliquer que des fragments de ce qu’ont été les persécutions des collectionneurs, la politique du régime national-socialiste à l’endroit de l’art et des artistes modernes, puis ses retombées internationales et ses conséquences jusqu’à nos jours …
Alors … ; alors qu’il suffit de trois ou quatre installations du cycle « La Loi normale des erreurs » de Raphaël Denis pour produire la même intelligibilité.
C’est que Raphaël Denis est un « artiste-chercheur », exactement au même titre et selon les mêmes procédures heuristiques qu’un « chercheur-chercheur » : son recours aux archives, les méthodes qu’il emploie pour les dépouiller et les procédés qu’il adopte pour en consolider les contenus dans ses bases de données, après avoir croisé ses sources, sont marqués du sceau de la rigueur et de l’approche critique.
Ce sont ses « livrables » qui le distinguent : là où un historien produira un livre, un article dans une revue ou une intervention dans un colloque, de l’atelier de Raphaël Denis sortira une œuvre d’art.
Les spoliations des œuvres d'art par les nazis constituent un segment très particulier des persécutions antisémites. Leurs mécanismes précis et la chronologie de leur déroulement sont particulièrement complexes à démêler historiographiquement, principalement pour ce qui concerne les œuvres modernes. Des procédures, des cibles, des modalités de saisies et des acteurs très différents – parfois concurrents – se sont succédé pour opérer tant des pillages de masse dont les noms des victimes importaient peu aux nazis que des spoliations au détriment de prestigieuses collections raptées comme des trophées. Les sources documentaires qui renseignent ces actes criminels, qu’elles émanent des victimes elles-mêmes – et qui peuvent dater d’avant comme d’après les spoliations –, des services allemands et de leurs complices français ou des organismes alliés, doivent être recoupées et confrontées.
Tel est le travail de l’historien ; tel est aussi celui auquel se consacre durant des mois Raphaël Denis avant que de construire les maquettes préalables à ses installations.
À l’origine de cette exploration, c’est une interrogation de jeune artiste qui fonde et déclenche l’investigation de Raphaël Denis : qu’est-ce que c’est qu’une collection ? Dans quoi vont se fondre les œuvres que je propose à des collectionneurs et à des musées ? Comment caractériser l’identité d’une collection ?
En agençant des collections, fictives, fictionnelles ou fugaces, mais que l’histoire a réellement engendrées puisqu’il en existe des archives – ou des traces dans les archives –, collections tout à la fois improbables mais quand même à ce point prégnantes que leurs fantômes s’obstinent à en poursuivre les œuvres jusqu’à aujourd’hui, Raphaël Denis tend un miroir à toute collection : pourquoi et comment s’est-elle constituée ? de quoi est-elle constituée ?
C’est là le programme du cycle « La loi normale des erreurs » que Raphaël Denis a entamé en 2014 avec l’installation éponyme, conçue à partir des listes dressées par le service nazi chargé des spoliations : l’E.R.R.. L’installation consiste en « un portrait [d’un inconnu, peinture d’un artiste anonyme] (…), surplombant une accumulation de cadres anciens de la fin du XIXe siècle, récupérés dans des marchés aux puces et occultés par des [panneaux] noirs. Sur chaque panneau de bois [peint en] noir, un numéro d’index est inscrit, renvoyant au numéro d’identification [attribué par l’E.R.R.] d’un tableau spolié en France (…) [pendant l’Occupation] ; le format de ce tableau arraché à son propriétaire est identique à celui du panneau. Sur la face non visible du cadre, présenté de dos, se trouve la fiche descriptive de l’œuvre spoliée, indiquant l’identité de son propriétaire initial, le sujet, l’historique du tableau ainsi que diverses informations techniques. Le portrait qui trône au-dessus de ces cadres, disposés revers visible en fonction de leur format, celui d’un homme au visage impassible et froid, pourrait aussi bien évoquer une allégorie de l’administration nazie, à la déshumanisation implacable, qu’un collectionneur impuissant ou un témoin muet. Son identité restera probablement à jamais mystérieuse.
L’ensemble, reconstitution imaginaire et fragmentaire d’un stockage de ce triste “trésor de guerre”, mêlant plusieurs éléments de ces collections privées, faites d’autant de chefs d’œuvres que d’œuvres dites mineures, rappelle en creux le rapport intime construit entre son propriétaire et un objet d’art – intimité brutalement anéantie par la violence et la cruauté de l’entreprise nazie ».
Une autre installation, « La loi normale des erreurs : Vernichtet », achevée en 2015, a été acquise en 2020 par le Musée national d'art moderne/CCI, à l’initiative des Amis du Centre Pompidou, dans le cadre du mouvement de soutien aux artistes et aux galeries de France frappés dans leurs activités par la crise résultant de la pandémie du Covid-19.
« Vernichtet », pour l’artiste-chercheur qu’est Raphaël Denis, renvoie à deux sources : d’une part, la mention vernichtet (détruit) ajoutée, toujours de la même main allemande, en regard de certaines notices d’œuvres biffées dans les listes dactylographiées de collections juives spoliées, dressées par le service nazi installé au Jeu de Paume, l’E.R.R., et, d’autre part, l’évocation, dans un livre de témoignage, Le Front de l’Art, écrit par Rose Valland en 1961, d’un bucher de plusieurs centaines d’œuvres modernes, allumé sur la terrasse des Tuileries en juillet 1943.
Il s’agit là d’une installation constituée d’un ensemble de plusieurs dizaines de moulures calcinées encadrant des panneaux noirs sur lesquels l’artiste a tracé à la mine de plomb le terme allemand « VERNICHTET ».
Raphaël Denis, avec cette installation, prend la dramatisation et l’imprécision du témoignage de Rose Valland au pied de la lettre. En se cantonnant à citer les seuls noms de « Masson, Miro, Picabia, Valadon, Klee, Max Ernst, Léger, Picasso, Kisling, Dalí, Marval, Mané-Katz », sans plus préciser quelles œuvres, appartenant à quels collectionneurs, furent livrées aux flammes, Rose Valland accompagnait –involontairement – le projet nazi qui visait à nier l’existence identifiable de ces œuvres.
Raphaël Denis leur érige une funèbre muraille qui est celle à laquelle se heurte toute investigation qui chercherait à savoir ce qu’elles étaient et de quelles collections les nazis les avaient arrachées pour les détruire ; il tend ainsi un miroir tant au programme nazi d’éradication de l’« entartete Kunst » qu’à ses collègues, les chercheurs de provenances, qui ne parviennent pas toujours à leurs fins…
En 2015-2016, poursuivant son exploration de la destruction, par les nazis, d’un siècle de collectionnisme européen, Raphaël Denis, avec « Projet Picasso », avait érigé le mémorial des peintures de Pablo Picasso spoliées en France par l’E.R.R.
Ses recherches en archives à travers les étapes successives du crime (la saisie de la collection chez le collectionneur ou le marchand, ou dans le lieu de sauvegarde où ils la croyaient en sécurité, son tri, sa dispersion et son écoulement ou son stockage en Allemagne), lui permirent d’identifier 89 peintures.
L’installation est réalisée sur le même principe des panneaux noirs que sa première proposition du cycle « La loi normale des erreurs ». Chaque panneau, simplement encadré cette fois d’une baguette cache-clous, est taillé dans l’exacte dimension des différentes peintures spoliées. Sur chacun d’eux, selon la nomenclature chiffrée inventée par les nazis, Raphaël Denis a reporté à la mine de plomb le numéro attribué par l’E.R.R. qui comporte les initiales du nom du collectionneur ou du marchand dépouillé : PR pour Paul Rosenberg, KA pour Alphonse Kann, etc.
En hors-champ de l’accumulation des panneaux noirs, sur des pupitres, l’installation se poursuit par un classeur de notices. Raphaël Denis a dressé un fichier détaillé à partir de ses recherches, accomplies dans les archives des deux extrémités du processus : celles du crime et celles de sa découverte.
La compilation inédite des listes et des fichiers de l’E.R.R. et de ceux des Collecting Points ouverts par les Alliés en Allemagne, auxquels sont associées les photographies des œuvres, retrace le parcours criminel de chacune d’elle, les intermédiaires qui s’y sont associés, jusqu’à la restitution (éventuelle), la localisation actuelle ou la mention d’une disparition, remplissant ainsi un segment généralement occulté des catalogues raisonnés ou des catalogues de musées, d’exposition ou de ventes. « Projet Picasso » n’est d’aucune manière la reconstitution d’un évènement qui se serait passé, d’un épisode ou d’un moment des spoliations : nulle part, ni jamais, les nazis (ni leurs vainqueurs) n’ont regroupé tous les Picasso qu’ils saisirent. « Projet Picasso » s’apparente donc plutôt à une synthèse en trois dimensions, telle qu’on pourrait la lire dans un tableau Excel au sein des annexes d’une thèse universitaire.
Commande à l’artiste du Musée national Pablo Picasso-Paris, cette installation intègre un vrai tableau de Picasso, accroché à la cimaise perpendiculaire à celle contre laquelle sont adossés les 89 fantômes. Il s’agit du Portrait de Madame Rosenberg et sa fille (1918), spolié, restitué et offert en dation à l’État, en 2008, par la succession de celle qui devint Micheline Sinclair. Prêté au Museum Berggruen de Berlin en 2018-19, « Projet Picasso » comportait trois peintures régulièrement acquises après-guerre par Heinz Berggruen mais qui, pendant l’Occupation, avaient été spoliées à Alphonse Kann ou à Paul Rosenberg. C’est dire que cette installation pourrait prendre utilement et pédagogiquement place dans le parcours des collections de 10 autres musées qui, à travers le monde, conservent près d’une vingtaine d’œuvres de Picasso qui, au cours de l’Occupation, ont été spoliées par l’E.R.R. et dans les collections desquels Raphaël Denis les a repérées : MoMA de New York, Tate Modern de Londres, RISD Museum à Providence Rhode Island, Staatsgallerie Stuttgart, Fondation Beyeler à Bâle-Riehen, Art Institute de Chicago, Albright Knox de Buffalo, Munson William Protor Art Institute de Utica, Kunst Museum de La Haye, Reina Sofia de Madrid et Pola Museum au Japon.
En 2019, en lien avec l’accrochage sur les galeristes et marchands d’art du XXe siècle proposé dans le parcours des collections permanentes du Musée national d'art moderne/CCI, Raphaël Denis réalise « Coffre n° 7 », pour incarner en une installation la figure et la collection de Paul Rosenberg. Il s’agit là d’une proposition littéralement inverse de « Vernichtet » : la personnalité de l’inventeur de cette collection est parfaitement connue, les circonstances de la constitution de cette collection sont exactement documentées, les motifs du rassemblement de chacun de ses 162 éléments sont établis, les conditions de leur saisie par les nazis sont renseignées et de leur devenir a, depuis, été retraçé à 98%.
Parmi les nombreuses listes-sources du volumineux dossier sur les spoliations dont Paul Rosenberg a été victime, le discernement de Raphaël Denis a été attiré par l’ « Inventaire Roganeau ».
François-Maurice Roganeau est un peintre, illustrateur et sculpteur français né à Bordeaux le 13 janvier 1883 et mort à Aix-en-Provence en 1973. De 1929 à 1958, il est directeur de l’École des Beaux-Arts de Bordeaux. Du 28 avril au 6 mai 1941, réquisitionné par le Devisenschutzkommando (le service allemand chargé des banques et du contrôle des changes), il dresse méticuleusement l’inventaire du contenu d’un coffre-fort loué un an auparavant par Paul Rosenberg à la BNCI de Libourne. Pendant la « drôle de guerre », Paul Rosenberg avait transféré une partie de son stock en Bordelais, réparti entre une grande villa à Floirac et ce coffre, pour les plus petits formats. L’« Inventaire Roganeau » est la source la plus précise pour établir le contenu du coffre : 162 œuvres. Roganeau l’a dressé en historien de l’art scrupuleux : les œuvres sont listées par artiste, du plus ancien (Ingres, puis Delacroix, Géricault, Corot, etc. dont les noms sont suivis de leurs dates de naissance et de mort) à ceux dits « contemporains » qui la terminent : Matisse, Léger, Braque, Laurencin et enfin Picasso. Chaque œuvre est dimensionnée, sa technique indiquée et son sujet brièvement décrit ; une estimation de sa valeur est établie par Roganeau. Une datation est généralement proposée.
Cette source constitue la matrice sur laquelle Raphaël Denis a greffé des données extraites d’autres sources dont la compilation lui a permis de reconstituer les itinéraires complets de chacune des 162 œuvres du coffre : inventaire, fichier et photothèque des œuvres de la galerie Paul Rosenberg avant-guerre, aujourd’hui répartie entre trois musées nationaux (Mnam, Orsay et Picasso), « Inventarlisten » allemandes dressées au Jeu de Paume où les œuvres ont été transférées, fichier de l’E.R.R., contrats des échanges orchestrés au Jeu de Paume par l’E.R.R. au profit de Goering, listes des œuvres retrouvées dans le « Train d’Aulnay », listes des œuvres retrouvées dans des caches en Allemagne et traitées par les Collecting Points, réclamations introduites par Paul Rosenberg après-guerre, enquêtes en Suisse, fichiers de la Commission de récupération artistique, bases de données (de musées, de maisons de vente et de collections).
L’installation qui en résulte, « La loi normale des erreurs : coffre n° 7 », rétablit la masse des 162 œuvres contenue dans le coffre-fort de Libourne. Les tableaux y sont incarnés par des emballages de type « tamponnage » aux dimensions de chacun, étiquetés et immatriculés selon la nomenclature de l’E.R.R. (qui n’a guère retenu le savant dispositif de Roganeau) et entreposés les uns à côté des autres, tranche seule visible, sur un socle de plus de 8 mètres de long évoquant les rayonnages d’un lieu de stockage. Ils semblent à la fois en attente et à l’abandon, prêts pour un transport mais sans les caisses habituellement en usage pour des œuvres. Si celles-ci sont occultées et rendues invisibles par leur conditionnement, réduites à l’état de fantômes, le visiteur peut toutefois accéder au volume des 162 notices établies par Raphaël Denis, disposé sur un plan oblique formant lutrin, en contre-bas de l’étagère.
Cette œuvre a été acquise par le Musée national d'art moderne/CCI pour ses collections, en 2019, au sein desquelles elle figure sous le numéro d’inventaire AM 2019-724.
La recherche documentaire sur chacune des 162 œuvres à laquelle Raphaël Denis s’est consacré lui a fait emprunter le détour par la photothèque des œuvres du stock de Paul Rosenberg : les nécessités de l’enquête, et de l’installation qui en résulterait, imposaient que chaque œuvre du « coffre de Libourne » soit illustrée. Ce corpus de plus de 4000 plaques de verre de grand format (24 x 32 cm) correspond aux prises de vues réalisées sur toutes les œuvres entrées dans le stock du marchand, du début du XXe siècle à juin 1940. Matériellement intransportable dans la hâte précédant l’arrivée de la Wehrmacht à Paris, il fut maintenu sur place avec toutes les archives de la galerie, Paul Rosenberg se cantonnant avec prescience à quitter la rue la Boétie lesté du seul registre d’entrée de ces prises-de-vues. Avant que les Allemands n’installent dans l’immeuble un organisme français chargé de relayer leur propagande antisémite, l’Institut des Hautes Études en Question Juive, ils avaient déjà envoyé à Berlin les archives papier de la galerie Paul Rosenberg. L’Institut, qui avait besoin d’argent et de place pour concevoir l’exposition « Le Juif et la France », vendit les plaques de verre à un publiciste parisien d’extrême-droite, René Borelly, éditeur d’une minable revue d’art, Atalante. Pendant ce temps-là, l’E.R.R. expédiait à Berlin l’essentiel des archives papier saisies dans la galerie. Si bien qu’à la fin de la guerre, le registre de la photothèque était à New York où Paul Rosenberg avait trouvé refuge, les archives comprenant les tirages argentiques étaient à Moscou puisque les soviétiques s’en étaient emparés à la chute de Berlin, mais les plaques de verre étaient restés à Paris, entre les mains d’une agence collaborationniste de propagande photographique à laquelle Borelly les avait revendues. En 2018, lorsque Raphaël Denis accomplit ses recherches, la dispersion des sources s’était resserrée et leur accessibilité s’était améliorée : la Fédération de Russie avait restitué les archives à la succession new yorkaise de Paul Rosenberg et avait rejoint le registre entre les mains de la famille, la totalité du fonds étant en « promised gift » au bénéfice du MoMA ; en France, depuis les procès de la Libération pour faits de collaboration, la succession parisienne de Paul Rosenberg avait récupéré la photothèque des plaques de verre et, en 1973, en avait fait don au Musée national d'art moderne lequel avait, dans les années 1980, assez malencontreusement pulvérisé ce qui aurait pu ressembler à une reconstitution cohérente de l’histoire de la galerie de Paul Rosenberg en se délestant des plaques reproduisant des œuvres du XIXe siècle au profit du Musée d’Orsay et toutes celles concernant Picasso au Musée Picasso…
Cette digression sur les tribulations des archives de la galerie ne serait pas complète sans qu’on évoque ici le très riche fonds sur Paul Rosenberg constitué par Rose Valland et les services de la Commission de Récupération artistique, aujourd’hui conservé et très aisément accessible aux Archives du Ministère des Affaires Etrangères à La Courneuve. À l’étudier comme Raphaël Denis l’a fait, on comprend très vite que les recherches en vue des restitutions qui purent survenir dans l’immédiate après-guerre se fondèrent sur des échanges de courriers entre la CRA et Paul Rosenberg qui, depuis New York, pouvait s’appuyer sur le registre de sa photothèque qui comportait les dimensions de chacune de ses œuvres photographiées lesquelles, dans les listes qu’il envoie à Paris, sont identifiées par leurs numéros de prise de vue !
La compilation croisée des clichés photographiques et du registre des prises de vues, que j’avais photographié à New York le 25 janvier 2019, conduisit Raphaël Denis à concevoir une extension éditoriale monumentale à l’installation initialement élaborée. Au-delà du recours aux images de la photothèque de Paul Rosenberg pour illustrer le livret, consultable sur quatre pupitres, des 162 notices des œuvres que le marchand espérait protéger en les cachant dans le coffre-fort de Libourne, Raphaël Denis entreprit de publier les 4000 photographies de plaques de verre, dans l’ordre chronologique de leurs prises de vues, que seul le fameux registre permettait de reconstituer.
En cinq volumes totalisant 4364 pages, c’est donc toute l’histoire commerciale et artistique de Paul Rosenberg, marchand d’art à Paris pendant 40 ans, qui se feuillette jour après jour jusqu’à ce que les nazis y mettent fin. On y voit, tout à la fois, la fulgurante progression de la galerie – les œuvres sont en effet photographiées dans la foulée de leur arrivée rue La Boétie –, et s’y dérouler trente années d’actualité artistique, tant pour ce qui concerne les œuvres d’artistes du passé (Ingres, Courbet, Corot, Degas, Van Gogh, Cézanne, Renoir, Pissarro, Monet, etc.) que Rosenberg acquiert auprès des meilleurs collectionneurs ou des successions d’artistes, que celles tout droit sorties des ateliers de Marie Laurencin, Matisse, Picasso, Braque, Léger, etc. Les dernières pages du 5ème volume sont occupées par la reproduction du registre d’inventaire de cette photothèque. Son étude ligne à ligne, rapportée à l’analyse de chaque plaque de verre, a permis à Raphaël Denis, lorsqu’une plaque avait été brisée ou n’existait plus, de la signaler par une page blanche avec le numéro d’inventaire, le nom de l’artiste, les dimensions et le titre de l’œuvre.
La plongée opérée par Raphaël Denis au cœur même du stock de la Galerie Paul Rosenberg, ainsi que sa connaissance érudite de son contenu en regard des spoliations opérées par les nazis, l’ont conduit à s’intéresser à l’un de ces criminels qui concoururent au dépeçage des collections juives : Gustav Rochlitz. Le nom de ce marchand d’art de piètre envergure, Allemand installé à Paris depuis 1933 ou 1934, ne serait pas passé à la postérité s’il n’avait été incriminé, dès la Libération, comme le principal bénéficiaire d’échanges de peintures orchestrés par l’E.R.R. au Jeu de Paume. À partir de mars 1941 et jusqu’en novembre 1943 en effet, les agents de Göring, et au premier chef Bruno Lohse, son historien de l’art, se servirent d’œuvres volées à des collectionneurs ou à des marchands juifs stockées au Jeu de Paume, pour les échanger contre des tableaux anciens, apportés par des marchands ou des courtiers, destinés à la « collection » du Reichsmarschall. Paul Rosenberg fut une des plus importantes victimes de ce sinistre troc. D’autant plus sinistre que chacun de ces échanges était régi par un contrat établi entre l’E.R.R. et l’apporteur de tableaux anciens. Ce sont ces contrats, retrouvés dans les papiers de l’E.R.R. par les services alliés à la fin de la guerre, qui constituent la seule trace documentaire de ce trafic. À ces contrats étaient associées des évaluations qui, selon un simulacre que seule la perversité nazie pouvait imaginer, attribuaient des valeurs marchandes (établies par un artiste-graveur parisien, Jacques Beltrand) au terme desquelles une seule œuvre ancienne notoirement surévaluée pouvait rejoindre le patrimoine de Göring contre 4 à 8 peintures modernes ou impressionnistes spoliées que l’expertise de Beltrand fixait au plus bas. Ces pièces documentaires attestèrent, à la Libération, la véracité des rapports que Rose Valland, qui fut témoin de certains de ces échanges, avait continûment adressés à son directeur, Jacques Jaujard, pendant l’Occupation.
L’E.R.R. procéda à 28 opérations d’échanges, dont 18 furent montées avec Gustav Rochlitz, du 3 mars 1941 au 17 novembre 1942. Ces échanges permirent à Rochlitz d’obtenir 82 peintures pour lesquelles il n’eut à remettre qu’une trentaine de tableaux anciens. Les œuvres impressionnistes et modernes que Rochlitz obtint ainsi provenaient des collections de Paul Rosenberg, d’Alphonse Kann, d’Alfred Lindon, de Lévy de Benzion, de Michel Georges-Michel, des galeries Bernheim et Wildenstein et de quelques autres collectionneurs juifs. Rochlitz quitta Paris au printemps 1944. Ce « chargement » de 82 peintures qu’il y avait acquises, peut sembler dérisoire et véniel, à l’aulne des 100.000 œuvres d’art qui constituent la masse du butin nazi en France. Il constitue pourtant, au sein de la grosse centaine d’œuvres que l’E.R.R. utilisa de la sorte, le principal chef d’incrimination des acteurs parisiens du marché de l’art qui, au cours de l’Occupation, trempèrent dans ce business. En février 1945, Frapier, un des Juges d’Instruction près la Cour de Justice de la Seine, entame l’enquête déclenchée par la plainte d’Albert Henraux, le Président de la toute récemment instituée Commission de Récupération artistique. Rochlitz avait été arrêté par les américains, quelques semaines auparavant, le 13 décembre 1944 dans un des châteaux de Louis II de Bavière, Hohenschwangau, où il se planquait avec une petite partie de ses prises et de son stock parisien. Il est ensuite interrogé par Rose Valland elle-même, puis par les Monuments Men, successivement en mai et en août 1945. Si bien que, sur le fondement de ses déclarations, la France obtint des Américains qu’il lui soit livré. Il est transféré à Paris entre fin 1945 et début 1946, où Frapier le soumet à un premier interrogatoire le 6 janvier, juste à temps pour qu’un mois plus tard, le 6 février, Charles Gerthoffer, l’Avocat Général français puisse longuement citer sa déposition lors de l’audience du matin de la cinquante-deuxième journée du Tribunal International de Nuremberg, toute entière consacrée au pillage artistique. Le nom de Rochlitz y sera cité trois fois. Tout au long de l’année 1946, Rochlitz est régulièrement sorti de la prison de Fresnes pour être entendu par Frapier : interrogé, confronté à des témoins ou à d’autres inculpés, ce sont bien les détails et la chronologie des échanges, leurs suites, leurs comparses et leurs relais, qui constituent la substance de son incrimination. Si bien que, seul Allemand à avoir été mis en procès par la Cour de Justice de la Seine (les ressortissants allemands seront jugés par les Tribunaux Militaires), il écopera d’une des plus lourdes peines prononcées : trois ans de prison. Il quittera la prison de Fresnes le 10 juillet 1948 et … reprendra sa vie de courtier et de marchand d’art, jusqu’à sa mort en 1972.
L’intensité dramatique de « La Loi normale des erreurs : les transactions Göring-Rochlitz » tient donc à l’histoire complexe et ramifiée que raconte, en une seule pièce, l’installation du Kunsthaus de Zurich. Il ne s’agit pas, dans cette nouvelle œuvre de Raphaël Denis, de fonder le récit sur le sort des victimes (artistes, collectionneurs ou le marchand d’art qu’était Paul Rosenberg), mais de le conduire, cliniquement, du point de vue des exactions des bourreaux : ici, Hermann Göring le prédateur et Gustav Rochlitz le fournisseur. La qualité scientifique et la nouveauté des recherches accomplies par l’artiste sont attestées et validées oserais-je dire au-delà de l’installation « Göring-Rochlitz » elle-même : Raphaël Denis a identifié au sein des collections du Sprengel Museum de Hanovre un portrait de femme acquis par ce musée en 1949 comme étant un Modigliani. Raphaël Denis a établi, en des termes incontestables, que cette peinture provenait du 15ème échange organisé par l’E.R.R. (le 13ème avec Rochlitz) qui survint le 10 mars 1942 et impacta un « Modigliani » provenant de la collection spoliée au peintre et chroniqueur de l’art Michel Georges-Michel (1883-1985), de son vrai nom Georges Dreyfus. Des guillemets encadrent ici ce Modigliani car, dans le même temps où Raphaël Denis le débusquait au sein des collections du Sprengel, sa conservatrice, Annette Baumann, mettait judicieusement et publiquement son authenticité en cause. Vrai ou faux, authentique ou à la manière de, cette peinture fut spoliée dans le cadre des persécutions antisémites et sera à ce titre restituée aux ayants-droits du collectionneur.
Le travail de Raphaël Denis ne débouche donc pas que sur des installations, il concourt littéralement à réparer les crimes, à procéder à cette « remise en place des œuvres d’art » chère à Rose Valland.
Toutes les installations de la série « La Loi normale des erreurs », dans ce qu’elles donnent à voir, pourraient correspondre, comme si elles avaient été mises en espace et métamorphosées d’un seul tenant, aux milliers de feuilles de papier constituant les pièces à conviction rassemblées par le Greffe du Tribunal international de Nuremberg sur les crimes de guerre ou par celui de la Cour de Justice de la Seine relative à la répression des faits de collaboration avec l’ennemi.
Une magistrale leçon de peinture d’histoire.
Didier Schulmann
13 octobre 2021
13 octobre 2021