LA LOI NORMALE DES ERREURS :
LES VALEURS AJOUTÉES

Graphite et encre sur bois, zinc 
et documentation 
2025


 

 L’épisode du « train d’Aulnay » sert de point de départ à l’installation La Loi normale des erreurs : Les Valeurs ajoutées. La connaissance des faits doit à l’action de Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume au moment où l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) y centralisait les objets spoliés avant leur répartition, leur vente ou leur destruction. En août 1944, alors que les troupes alliées progressent à grande vitesse vers la capitale, un reste de mobilier et d’œuvres d’art rescapées, en partie jugées « dégénérées » par les nazis, est chargé dans des camions vers la gare d’Aubervilliers, puis mis en caisse avant d’être embarqué dans les wagons d’un train promis au château de Nikolsburg, en Moravie. Documentant dans le secret l’ensemble des démarches entreprises par l’Occupant, Rose Valland notifie son supérieur Jacques Jaujard, directeur des Musées nationaux et membre du réseau Samson, de l’imminence de ce déménagement. Prévenue, la Résistance s’active pour saboter l’opération. Le train est immobilisé un temps à Aubervilliers, puis acheminé au Bourget, dans un profitable contexte de débâcle et de saturation du réseau ferroviaire. Le 27 août 1944, alertée par la sncf des efforts renouvelés de l’administration nazie pour accélérer le départ du convoi, l’Armée Leclerc l’intercepte de justesse à Aulnay-sous-Bois. Rose Valland note ainsi dans son carnet : « les wagons nous restent avec 148 caisses d’œuvres d’art ».

 Si cette centaine de caisses du train no 40.044 renfermait un certain nombre d’œuvres d’artistes aujourd’hui célèbres de l’art moderne et de l’avant-garde, le travail de Raphaël Denis et la documentation qui l’accompagne établissent un récit alternatif à celui du légendaire « train-musée », notamment popularisé par le spectaculaire long-métrage The Train (1964). Aux côtés de quelques noms saillants figurait en réalité une foule d’artistes de second rang, dont les œuvres survivantes jouxtaient d’innombrables objets de moindre valeur saisis par l’Occupant (sommiers, commodes, machines à coudre, sucriers…). La fabrique du prestige attribué à ces 148 caisses a en outre contribué à masquer la réalité d’un train dont la majorité silencieuse des wagons – une cinquantaine au total – avait été chargé de mobilier pillé par la Möbel-Aktion allemande dans des appartements parisiens. Quant au dernier convoi de déportés, il quitte Drancy le 17 août 1944 et parvient pour sa part aux destinations prévues : Buchenwald, Ravensbrück. À son bord, 1301 vies humaines.
 C’est donc précisément ce qui nous reste, pour réaiguiller les termes de Rose Valland, ou plutôt ce qui nous échappe de l’épisode du « train d’Aulnay » que Raphaël Denis met en scène dans Forschungen. Protéiforme, cette exposition réactive un vocabulaire auquel l’artiste nous a familiarisés. Celui-ci comprend la transcription méticuleuse d’archives (dans ce cas, l’inventaire des œuvres établi au moment de leur récupération), ou encore un lot de caisses de transport fabriquées à échelle réduite, couleur noir charbon. Ensemble, ces éléments reconstituent l’histoire dans toutes ses dimensions, croisant les destinées matérielles et humaines. 

 Aux côtés du contenu des wagons de fret fictivement recomposé, le présentoir et les rangées de cartes postales de La Loi normale des erreurs : Cartels constituent une manière détournée pour l’artiste de réifier les images. Objets de l’intime, du transit et de la vacance, ces cartes figurent toutes à leur verso des tableaux spoliés par les nazis, restitués après la Libération, et depuis présentés sur les cimaises de divers musées du monde. Parmi elles se trouvent documentées plusieurs dizaines d’objets embarqués à l’été 1944 à bord du « train d’Aulnay ». En flanquant leur face noble des numéros d’inventaire ayant été temporairement attribués aux œuvres et qui, souvent, portent les traces patronymiques de leur propriétaire, Raphaël Denis trouble notre perception de la valeur esthétique : le dispositif incite à repenser ce qui, au musée, mérite exposition.



Victor Claass
Coordinateur scientifique à l’Institut national
d’histoire de l’art
2022




Raphaël Denis
2014-2025 
special thanks to Martin Gautron
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